- Vous êtes dans cette chambre d'hôtel. En sortez-vous parfois ?
- Oui. Un soir on est sorti pour faire des achats dans un magasin de seconde main, et on a acheté des pulls pelucheux et des fringues grunge.
- Est-ce que ça vous amuse de voir les gens décortiquer vos chansons pour tenter de comprendre ce que vous voulez dire ?
- Oh oui. À l'époque où j'écrivais ces chansons, je ne savais pas trop ce que je voulais dire. Je serais incapable de les analyser ou de vous les expliquer. Or, la question qui revenait le plus souvent dans mes interviews était : "De quoi parlent-donc vos textes ? " (rires).
On ne peut pas dire que je me sois montré très prolifique cette année. Il y a quelques mois, avant de partir en tournée en Europe, j'ai pris mes deux guitares préférées, tous mes recueils de poèmes, tous mes écrits et deux cassettes où j'avais enregistré des airs que je comptais utiliser dans mon prochain disque. J'ai rangé toutes ces choses importantes à l'abri, dans notre douche, parce qu'on ne s'en sert jamais. Mais les locataires du dessus ont eu une inondation, et à mon retour, tout avait disparu. Je n'ai plus rien sur quoi travailler, c'est plutôt effrayant.
- J'ai vu la note que vous avez rédigée dans Incesticide. Je n'ai jamais vu personne, dans une maison de disques importante, dire "Si vos êtes raciste, sexiste, homophobe, nous ne voulons pas que vous achetiez nos albums."
- C'est mon plus gros problème depuis que je suis dans ce groupe. Je sais que dans le public, il y a des gens comme ça, et je ne peux pas y faire grand chose. Je peux parler de ces sujets lors d'interviews - je crois que c'est assez clair pour tout le monde que nous sommes contre les homophobes, les sexistes et les racistes, mais lorsque Teen Spirit est sorti, les gens ont cru que étions comme Guns N' Roses.
Ensuite, nos positions sont devenues plus claires grâce aux interviews. Et puis Chris et moi, on s'est embrassé à Saturday Night Live. Nous ne voulions pas être subversifs, ni punk ; nous faisions simplement quelque chose de parfaitement stupide et spontané. Maintenant que ce que nous pensons est connu de tous, beaucoup de gosses vont regretter d'avoir acheté nos albums. (Rires)
- Y aurait-il quelque chose que vous aimiez dans la musique de Guns 'N Roses ?
Franchement, je n'arrive pas à trouver. Je ne vais quand même pas perdre mon temps sur ce groupe, manifestement pathétique et dénué de tout talent. Avant, je croyais que tous les groupes pop à la mode étaient à chier, mais maintenant que des avant-gardistes ont signé des contrats avec de grandes maisons de disques, l'existence de Guns 'N Roses est une insulte bien pire. Je peux approfondir : ce sont des gars sans la moindre parcelle de talent, ils écrivent de la musique de merde et, pour l'heure, c'est le groupe de rock le plus populaire de la Terre. Je n'arrive pas à y croire !
- Est-il vrai que Axl Rose vous a dit quelque chose de particulièrement désagréable le soir de la remise des MTV Music Awards en septembre ?
- En réalité, ils voulaient nous démolir le portrait. Courtney, le bébé et moi étions dans le coin salle à manger des coulisses, et Axl est passé devant nous. Courtney a crié : "Axl ! Axl ! Viens par ici ! " Nous voulions simplement le saluer, on pense que c'est un tocard, mais on avait envie de lui parler quand même. Je lui ai dit : "Veux-tu être le parrain de notre fille ? " Je ne sais pas ce qui l'avait mis en colère avant de nous voir, mais il s'est défoulé sur nous. Il s'est mis à hurler : "Fais taire ta salope, ou je te casse la gueule !" Autour de nous, tout le monde riait aux larmes. Courtney n'avait vraiment rien dit de mal. Je me suis tourné vers elle et je lui ai dit : "Ferme-la, salope !" Tout le monde se marrait et il est parti. Je suppose que j'avais fait ce qu'il voulait que je fasse - me comporter en homme !
- Est-ce qu'il vous rappelle vos camarades d'école ?
- Tout à fait. Des gars vraiment bousillés, embrouillés. Il n'y a pas d'espoir pour des types comme ça.
- Vous provoquiez les gens, au lycée, n'est-ce pas ?
- Oh, absolument. Je faisais semblant d'être homosexuel pour me foutre des gens. On pensait que j'étais gay depuis l'âge de quatorze ans. C'était sympa parce que j'ai réussi à me faire deux copains, gays eux aussi, à Aberdeen - ce qui est normalement impensable dans ville pareille ! Je me suis fait de très bons copains avec cette image. Bien sûr, je me suis fait beaucoup taper dessus parce que je les fréquentais.
Au début, les gens pensaient que j'étais juste bizarre, un gosse un peu perturbé. Mais une fois qu'on m'a collé l'étiquette "gay", je me suis retrouvé libre de faire le con et d'obtenir que certaines gens ne s'approchent pas de moi. Au lieu de demander aux gens de me foutre la paix, je leur faisais croire que j'étais homosexuel pour qu'ils ne me fréquentent pas. Mais j'ai fait des rencontres effrayantes en rentrant le soir, dans des ruelles sombres.
- On vous a frappé ?
-Oh oui, plusieurs fois.
-Vous inscriviez, à la peinture, "Dieu est Gay" sur les camions de vos voisins !
- Ca, c'était vraiment drôle. Ce qui était tordant, ce n'était pas le fait en lui-même, mais ce qui se passait le lendemain matin. Je me levais très tôt pour me promener longuement dans le quartier que j'avais avili en une nuit. C'était la pire des choses dont on puisse barbouiller leurs voitures. Rien n'aurait pu avoir plus d'effet.
Aberdeen est une ville déprimante, tout y est triste, et c'était vraiment le pied de se foutre de la gueule des gens sans arrêt. J'aimais bien aller dans des soirées pour me soûler et dire des obscénités, fumer des cigares et cracher sur ces péquenots sans qu'ils s'en rendent compte. À la fin de la soirée, j'avais généralement offensé une jeune fille, qui appelait son petit ami à la rescousse pour me casser la figure !
- Puisque vos amis étaient homosexuels, et que l'on disait de vous que vous étiez gay, vous êtes-vous demandé si vous étiez homosexuel ?
- Oui, bien sûr. Vous comprenez, j'ai toujours cherché à avoir des amis masculins, avec qui je puise me lier intimement, parler de choses importantes et montrer mon affection autant qu'à une fille. Au cours de ma vie, j'ai toujours été proche de filles, mes amies étaient des filles. Et j'ai toujours été maladivement féminin. J'ai cru que j'étais gay pendant un moment parce que je ne trouvais pas les filles de mon lycée attirantes. Elles avaient des coupes de cheveux horribles et une attitude de merde. Alors je me suis dit que j'allais être gay pour un temps, mais ce sont les femmes qui m'attirent.
Je suis bien content d'avoir eu des potes homos : ça m'a empêché de devenir moine. Enfin, je suis profondément gay en esprit, et je pourrais sans doute être bisexuel. Mais je suis un homme marié, et Courtney m'attire plus que quiconque. Si je n'avais pas rencontré Courtney, j'aurais probablement mené une vie bisexuelle. Mais elle est vraiment attirante.
- On l'a souvent décrite comme une nana à pédés...
- Elle l'est. Elle passait son temps à traîner dans les boîtes homosexuelles. Tout ce qu'elle sait sur les fringues et le parfum, elle le sait de ses amis.
- Maintenant que vous êtes père, qu'allez-vous expliquer à Frances à propos du sexisme, de l'homophobie, etc... ?
- Je pense qu'en grandissant avec Courtney et moi à ses côtés, elle ne pourra pas avoir de préjugés. Il faut admettre que lorsque quelqu'un déteste les "ismes", c'est parce que ses parents l'ont éduqué ainsi.
- Est-ce que vous vous inquiétez pour votre fille, lorsque vous voyez l'état du monde aujourd'hui ?
- Je fais souvent des rêves apocalyptiques. Il y a deux ans, je n'aurais pas voulu avoir d'enfants. Je disais que les gens qui amènent des enfants en ce bas-monde se montrent drôlement égoïstes. Mais j'essaye d'être optimiste et on dirait que les choses s'améliorent, ne serait-ce que grâce aux progrès en communication des dix dernières années. MTV, même si c'est un maléfique outil commercial, a joué un rôle important dans cette prise de conscience.
Je sais bien qu'il y a encore des républicains dans ce pays, mais ne sentez-vous pas un certain mieux vivre ? Pas seulement parce que Clinton est président, mais regardez la première chose qu'il a faite : il a essayé d'éliminer le ban sur les homosexuels dans l'armée, et je crois que c'est assez positif. Je n'attend pas de changements majeurs dans la société, mais je crois que depuis les cinq dernières années, notre génération s'en tire mieux. Aussi bête et ringard que ça puisse paraître, je peux dire que l'adolescent moyen actuel est beaucoup plus sensible que les ados d'il y a dix ans.
- Êtes vous favorable à Clinton ?
- Oh oui ! J'ai voté pour lui. J'aurais préféré Jerry Brown. Je lui ai fait don de cent dollars. Mais je suis bien content que Clinton ait été élu.
- Est-ce que vous joueriez à la Maison-Blanche, si on vous le demandait ?
- Si on pouvait avoir un peu d'influence, pourquoi pas ? Il paraît que Chelsea nous aime beaucoup, et peut-être qu'elle dirait : "Papa, fais ça ! Nirvana l'a dit !" Bien sûr, je jouerais pour le président. Et Chelsea a l'air assez bien. Amy Carter est aussi très cool, d'après ce qu'on m'a dit. Elle a assisté à des concerts des Butthole Surfers !
- Vos opinions ne sont pas dogmatiques. C'est une attitude assez raisonnable.
- C'est très flatteur, mais je suis certainement la personne la moins qualifiée pour parler politique. Je m'intéresse plus aux choses personnelles que politiques. Il y a un an, lorsque nous nous sommes rendu compte de l'impact que nous avions sur les jeunes, nous nous sommes dit que nous pourrions exercer une certaine influence sur les gens. On m'a traité d'hypocrite et de crétin, mais je ne peux pas m'en empêcher, c'est dans ma nature. Je dois parler des choses qui me révoltent, et si c'est dogmatique ou négatif, eh bien tant pis. Personne ne peut me faire taire. Je n'ai pas changé. Enfin... presque pas. En fait, j'étais beaucoup plus radical quand j'étais jeune.
- En pensées ou en actes ?
- Les deux. Mais surtout en actes. Je ne peux plus faire du vandalisme. Mais parfois ça me reprend, d'ailleurs, il n'y a pas si longtemps...
- Et cette histoire de drogue, alors ?
- Courtney a été honnête en avouant que nous avons fait une incursion au pays de l'héroïne pendant quelques mois. Elle venait de se rendre compte qu'elle était enceinte et toxicomane, et qu'il fallait cesser de se droguer. Mais l'interview laissait croire qu'elle abusait encore de l'héroïne, et tout le monde était inquiet. On disait que notre appartement était un lieu de perdition.
J'en ai assez de parler de cette histoire. Nous subissons tous les jours les conséquences de cet article. Nous devons assumer.
- Qu'avez vous ressenti en le lisant ?
- J'étais écuré. Mon premier réflexe a été de vouloir la tuer. Je voulais personnellement lui casser la gueule, alors que je n'ai jamais eu envie de faire ça à quiconque, et encore moins à une femme. J'étais tellement en colère. C'était tellement bien fait. Nous étions incapables de combattre quelque chose comme ça. Nous avons été obligés de poser en famille sur la couverture des magazines.
- Quelle est la chose la plus amusante que vous ayez lu à votre sujet ?
- Presque tout ce qui a été écrit. La plupart du temps, on me fait passer pour un petit rocker péquenot, incapable de s'exprimer correctement. Un jeunot du rock complètement crétin.
- Dans la presse, Courtney passe pour la Nancy Reagan de votre couple.
- C'est écoeurant. Mon Dieu ! Je n'ai pas envie de dire "C'est moi qui porte la culotte à la maison." Tout est divisé en parts égales. Nous nous influençons l'un l'autre. C'est du 50-50. Courtney insiste pour me rembourser l'argent qu'elle m'emprunte, et elle garde un papier où est marquée la somme qu'elle me doit. Elle n'en est qu'à six mille dollars. Nous sommes millionnaires et elle s'habille chez Jet-Rag pour cinq dollars la robe. Terrible ! Ca me ferait plaisir de lui payer des robes à cinq dollars. Nous n'avons pas besoin de grand-chose.
L'an dernier, nous avons gagné un million de dollars ; nos dépenses étaient de 380 000 dollars pour les impôts en tous genres ; 300 000 dollars pour une maison ; 80 000 dollars pour nos dépenses personnelles (nourriture, location de voiture etc...) ; le reste pour les notes de médecins et d'avocats. Ce n'est pas énorme ; c'est bien moins qu'Axl. Courtney a insisté pour que l'on signe un accord pré-nuptial. Personne ne manipule personne.
Courtney a eu une idée fausse d'elle-même toute sa vie. J'ai discuté avec des gens qui l'ont connue il y a cinq ans, et ils me disent qu'elle était beaucoup plus volage et perdue qu'elle ne l'est maintenant. Parfois elle était complètement folle. Elle faisait tout pour qu'on la remarque dans des soirées. Je n'aurais jamais pu prédire un mariage aussi réussi avec une telle personne il y a quelques années. Ca n'aurait pas pu arriver.
- Que faites-vous lorsque vous ne jouez pas ?
- Eh bien, je viens de relire "Le Parfum". Il s'agit d'un apprenti nez au début du XVIIIe siècle. Et j'aime vraiment beaucoup Camille Paglia ; ça me divertit vraiment, même si je ne suis pas toujours d'accord avec ce qu'elle dit. Je peins, de temps à autre. D'ailleurs, j'ai peint moi-même la pochette de Incesticide.
Je fabrique aussi des poupées. J'aime le style yougoslave des XVIIIe et XIXe siècles. Elles sont en argile. Je les fait cuire, je les vieillis, je leur mets des vêtements usagés. Elles ressemblent vraiment à des pièces de musée. Je pourrais en acheter de semblables lors d'une exposition de collectionneur, mais elles coûtent tellement cher. Je n'ai pas envie d'entrer dans le jeu "Je suis une rock star, je peux me payer des antiquités." Certaines poupées valent cinquante mille dollars.
Je n'arrive pas à me procurer ce dont j'ai envie. Je fais les courses, j'achète à manger mais c'est tout. Je n'arrive pas à dépenser tout cet argent. Tout ce que j'aime est vieux, sans être forcément une antiquité, et ne vaut pas très cher.
- Vous ne dépensez pas tout l'argent que vous gagnez ?
- Parfois, j'aimerais bien. J'ai remarqué que certaines boutiques de luxe vous vendent à prix d'or des articles semblables à ceux que vous trouvez pour une bouchée de pain chez K-Mart (Monoprix) ! Les gens les achètent parce qu'ils n'ont rien de mieux à faire de leur fric. Il y a beaucoup de choses sur Rodeo Drive. On est entrés chez Gucci juste pour voir combien un sac Gucci coûte. Un sac en cuir tout simple avec "Gucci" marqué dessus, ça vaut dans les dix mille dollars !
- Aimez-vous Los Angeles ?
- J'adore le temps qu'il y fait mais je n'aime pas y vivre. Je hais cette ville. Surtout parce que conduire là-bas avec le bébé dans la voiture est vraiment dangereux. Les gens sont tellement grossiers. Je ne suis pas un mauvais conducteur, mais tous les jours je m'engueule avec quelqu'un.
Nous étions à Los Angeles pendant les émeutes. Ils auraient dû tout casser à Beverly Hills. Ils auraient pris les sacs Gucci !